LE CIVILISÉ ET LE BARBARE
L’histoire coloniale se lit parfois comme un récit de rapine institutionnalisée. Prenons cette allégorie : deux bandits pénètrent dans un palais algérois. Le premier pille, le second incendie. Les trésors accumulés des nations spoliées ne sauraient égaler la magnificence de ce joyau réduit en cendres. Entre ces murs ne reposaient pas seulement des œuvres raffinées, mais l’âme d’une civilisation façonnée par des siècles d’orfèvrerie matérielle et culturelle. Le premier bandit remplira ses poches, le second ses coffres. Puis, complices, ils regagnent l’Europe, main dans la main, sous le masque de la civilisation. Ainsi se résume l’histoire des empires : la France et l’Angleterre, érigés en juges d’une « barbarie » qu’ils ont eux-mêmes engendrée par le fer et le feu. Un siècle plus tard, l’Occident, jadis dominateur et sûr de son impunité, se retrouve confronté à une exigence universelle : rendre des comptes. Non par grandeur morale, mais à contrecœur, au compte-gouttes, comme on distille un remède à un malade récalcitrant. Pourtant, les cicatrices persistent. Les intellectuels européens, prisonniers d’un substrat mental encore imprégné de supériorité coloniale, peinent à accepter l’effondrement de l’ordre ancien. Ils ferment les yeux sur un monde où les peuples autrefois asservis réclament justice, portés par une mémoire tenace que ni le temps ni les dénis n’ont érodée. La commémoration du 1ᵉʳ novembre 1954, symbole du soulèvement algérien, offre une occasion cruciale d’interroger les fondements illégitimes de la richesse occidentale. Parmi les puissances coloniales, deux figures se détachent : l’Angleterre, « perfide Albion » maîtresse en exploitation insidieuse, et la France, dont la « mission civilisatrice » dissimula pillages, violences et spoliations systématiques. Soixante-dix ans après une guerre d’indépendance atroce (1954-1962), qui coûta la vie à plus d’un million d’Algériens, Paris persiste dans un entre-deux hypocrite. On égrène des aveux parcimonieux – comme la récente reconnaissance de l’assassinat de Larbi Ben M’hidi, révélé dès 2001 par le général Aussaresses lui-même –, mais jamais un mea culpa étatique. Simple gestion de l’image, sans repentance ni réparation. Cette amnésie sélective interroge : jusqu’à quand l’Europe colonisatrice croira-t-elle échapper à son passé ? L’Algérie, indépendante depuis le 5 juillet 1962, porte dans son ADN le souvenir d’une lutte transmise entre générations. La douleur, loin de s’estomper, se mue en exigence éthique : les reconnaissances tardives et les déclarations élyséennes ne suffiront pas. Il faut des actes – restitutions, réparations, éducation mémorielle – pour affronter l’héritage toxique de l’empire. Car le temps n’efface rien ; il expose. Les « vainqueurs » de l’histoire écrivent désormais leur propre récit, et l’Occident, accroché à sa nostalgie impériale, devra choisir : continuer de nier, ou enfin regarder en face le miroir brisé de sa propre « civilisation ».