Quand la France empruntait à l’Algérie… et  »remboursait » avec des canons

Parmi les récits récurrents de certains intellectuels français, notamment Éric Zemmour, revient l’idée que l’Algérie n’a jamais été une Nation, un État ou une puissance économique avant 1830. Cette affirmation, souvent martelée, est pourtant contredite par les faits historiques. En effet, bien avant la colonisation, l’Algérie n’était pas seulement une entité politique autonome, mais aussi un créancier solide de la France.

Un pays qui n’existait pas, mais qui prêtait de l’argent ?

 Si l’Algérie n’avait jamais été un État structuré, comment expliquer qu’elle ait accordé des prêts à la France en crise ? Dès 1793, alors que la jeune République française fait face à des difficultés économiques en pleine Révolution, l’Algérie lui accorde un prêt d’un million de livres tournois pour l’achat de blé.

Ce soutien financier ne s’arrête pas là. Au cours du XVIIIᵉ et du début du XIXᵉ siècle, la France, affaiblie par les guerres et les tensions internes, cumule des dettes importantes auprès de l’Algérie, atteignant 24 millions de francs germinal avant 1827. Ces crédits étaient négociés entre la France et l’Algérie par les intermédiaires juifs Bacri et Busnach.

D’après Jacques Taïeb, dans son ouvrage Les Juifs d’Algérie (1830-1895), ces négociants étaient impliqués dans les échanges de blé entre l’Algérie et la France, notamment lors de la campagne d’Égypte. La France, ayant un besoin vital de blé pour ses armées et sa population, s’endetta progressivement auprès des fournisseurs algériens, aggravant ainsi les tensions financières entre les deux pays.

La dette, véritable raison de la colonisation

 La France, confrontée à ses difficultés financières, tarde à rembourser ces sommes. En 1827, le dey d’Alger, Hussein Pacha, demande des comptes à l’ambassadeur français Pierre Deval concernant le règlement de cette dette qui traîne depuis des décennies. L’échange tourne mal, et dans un accès de colère, le dey frappe l’ambassadeur avec son éventail.

Si cet incident diplomatique, devenu célèbre sous le nom de “coup d’éventail”, est souvent présenté comme le déclencheur de la conquête, la véritable raison de la colonisation réside ailleurs. À cette époque, le régime français est soumis à de fortes pressions dues aux crises politiques internes, à une faillite économique et financière ainsi qu’à une grogne sociale grandissante (comme par hasard, le même schéma en 2025). Cherchant un ennemi extérieur pour détourner l’attention des problèmes internes, la monarchie française voit en l’Algérie une cible facile.

Cette opportunité est d’autant plus tentante que la marine et l’armée algériennes sont considérablement affaiblies après la bataille de Navarin en 1827, qui détruit une grande partie de leur flotte. Privée d’une défense maritime solide, affaiblie économiquement et soumise à un blocus naval français entre 1827 et 1830, l’Algérie devient une proie vulnérable.

Dans son étude Retour sur l’expédition d’Alger : les faux-semblants d’un tournant, publiée dans la revue Mondes, Sylvie Thénault analyse les motivations réelles derrière cette expédition militaire. Elle y démontre que la conquête d’Alger était avant tout un acte opportuniste, motivé par des enjeux économiques et politiques, bien loin des discours de « civilisation » souvent avancés.

Mais au-delà des considérations stratégiques, la France cherche aussi de nouveaux territoires riches à piller. L’Algérie, avec ses terres fertiles et son potentiel économique, représente une cible de choix pour une monarchie en quête de ressources et de prestige.

 Quelle est la valeur de cette dette aujourd’hui ?

 Si l’on convertit ces prêts en valeur actuelle, en se basant sur la valeur de l’or (chaque livre tournois valait environ 0,3 grammes d’or), on obtient des montants impressionnants :

Total estimé en livres tournois : environ 29,8 millions

Équivalent en or : environ 8,94 tonnes

Valeur actuelle au prix de l’or en 2025 : environ 810 millions d’euros

Ces chiffres démontrent qu’au lieu d’être un “territoire fantôme”, l’Algérie était un acteur économique et diplomatique incontournable.

 Pourquoi ce silence dans l’histoire officielle française ?

 Curieusement, cet aspect de l’histoire est rarement mis en avant dans le récit officiel français. Pourquoi ? Parce qu’il remet en cause la version selon laquelle la France aurait « apporté la civilisation » à une terre vierge et désorganisée. Or, comment un pays « inexistant » pourrait-il prêter de l’argent à une grande puissance européenne ?

L’Algérie n’était pas une terre vide, ni une simple colonie à conquérir. Elle était un acteur incontournable en Méditerranée, avec une organisation politique, économique et diplomatique qui lui permettait même de financer une puissance étrangère.

Aujourd’hui, alors que certains continuent de nier cette réalité historique, il est important de rappeler ces faits et de rétablir la vérité. Car si la France refuse de reconnaître cette dette financière, elle ne pourra éternellement esquiver sa dette morale envers l’Algérie et son peuple.

 Sources historiques :

  • Correspondance des Deys d’Alger avec la Cour de France (1579-1833), Eugène Plantet, Bibliothèque Nationale de France.
  • La Régence d’Alger et le Royaume de France (1500-1800) : Trois siècles de relations diplomatiques et commerciales, Mohamed Seghir Feredj, Éditions L’Harmattan.
  • Le commerce et le crédit dans l’Algérie avant 1830, Edgar Scotti, publié dans L’Encyclopédie du Cercle Algérianiste.
  • Les Juifs d’Algérie (1830-1895), Jacques Taïeb, Presses universitaires de Provence.
  • Retour sur l’expédition d’Alger : les faux-semblants d’un tournant, Sylvie Thénault, revue Mondes.

Contribution : Lotfi Yagoubi

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